
Le principal obstacle, ce sont les barrières dans la tête
Entretien avec Peter Walther, responsable du service de l’enseignement spécialisé, des homes et des ateliers du canton d’Argovie, président de la CIIS

Lors de l’entretien, Peter Walther, président de la Convention intercantonale relative aux institutions sociales (CIIS), constate que nous restons fortement influencés par une conception paternaliste de l’encouragement et de l’assistance : les personnes sans handicap pensent connaître les besoins des personnes handicapées et la façon dont elles entendent mener leur vie. Peter Walther estime qu’il faudra bien une ou deux générations pour changer de paradigme. Selon lui, le concordat CIIS apporte certes un soutien précieux aux cantons, mais il devra être repensé au cours des dix prochaines années.
Les prestations de la CIIS sont axées sur des offres stationnaires pour les institutions sociales. Est-ce que la liberté de choix fonctionne pour les personnes en situation de handicap qui bénéficient de prestations stationnaires hors de leur canton de domicile ?
La coopération intercantonale – soutenue par la CIIS – fonctionne même très bien, comme en atteste le nombre élevé de personnes logées dans un canton autre que celui de domicile. J’ai l’impression que les frontières cantonales ne sont pas décisives dans le choix de l’institution.
En avez-vous la preuve ?
Le sondage que nous avons mené auprès des cantons montre que vingt pour cent des personnes bénéficient de prestations de logement hors de leur canton de domicile. Cela montre que l’on peut s’établir là où on le souhaite.
Autrefois, nous avions beaucoup plus de cas de médiation en raison de litiges financiers entre les cantons.
C’est exact, il n’y en a pratiquement plus à l’heure actuelle, alors qu’environ 4500 personnes en situation de handicap vivent dans une institution hors canton. C’est la preuve que la CIIS fonctionne et remplit son rôle.
Les médias ne sont pas toujours tendres avec nous. L’émission suisse-alémanique « 10 vor 10 » nous a reproché, en s’appuyant sur un cas survenu dans le canton du Jura, que le système ne fonctionnait pas et allait à l’encontre de la liberté d’établissement.
Avec le nombre élevé de personnes logées dans d’autres cantons, il n’est pas étonnant d’observer certains dysfonctionnements de temps à autres, mais il ne s’agit là que de cas isolés. De tels cas font l’objet d’intenses discussions, car ils touchent le cœur de la CIIS. Pour ce qui est de la défense des personnes en situation de handicap, la question qui se pose toujours est de savoir qui défend leurs intérêts et qui parle pour elles.
Ce cas met en lumière une contradiction de la CIIS : si un canton dispose d’une offre adaptée pour l’un de ses habitants, il ne doit pas être contraint de payer une offre bien plus chère dans un autre canton. Dans le même temps, il pourrait s’agir d’une limitation de la liberté d’établissement. Qu’est-il donc ressorti de vos discussions ?
Notre position est claire : la liberté d’établissement est primordiale. La question est de savoir si cette liberté d’établissement a été entravée du point de vue de la personne concernée. C’est un point essentiel.
La tendance actuelle se tourne vers des offres de prestations ambulatoires, car celles-ci permettent l’autonomie en matière de logement. La CIIS peut-elle réglementer les prestations ambulatoires ?
La CIIS est depuis le début clairement axée sur les institutions à caractère résidentiel. Toutefois, je crois aussi que la philosophie sur laquelle est fondée la CIIS appartient à un autre temps. À l’époque, l’autodétermination n’avait en Suisse pas encore le poids qu’elle a aujourd’hui.
Est-ce que cela signifie, pour résumer, que la CIIS a fait son temps ?
Difficile à dire. Je pense qu’il faut faire une distinction entre le domaine des adultes et celui des jeunes. Pour ces derniers, ces institutions restent nécessaires. Dans le cas d’un placement extrascolaire, qui a peut-être même été ordonné par un tribunal, on ne parle pas d’autodétermination. Les adolescents ne veulent de toute évidence pas aller dans ces foyers. Sur ce point, c’est un véritable jeu de Meccano qui fonctionne et signifie un soutien précieux pour l’utilisation intercantonale des écoles spécialisées et des foyers. Pour ce qui est des adultes, la situation est bien différente. La CIIS harmonise la surveillance ainsi que la reconnaissance, et règle le financement extracantonal. En outre, et c’est un autre élément important, elle permet et encourage les échanges entre les cantons, ainsi que la collaboration et la coordination au sein des régions, ce qui est essentiel surtout pour les petits cantons.
Une révision totale de la CIIS permettrait-elle de répondre aux exigences futures ? Ou ne faudrait-il pas faire évoluer le concordat vers un groupe de travail axé sur la coordination ?
Très honnêtement, je pense que, dans dix ans, la CIIS ne fonctionnera plus comme aujourd’hui. Il faut une refonte complète de sa fonction et de ses objectifs. Au quotidien, nous voyons à quel point il est difficile de gérer et de coordonner à la fois le domaine de la jeunesse et celui des adultes, notamment parce que, dans de nombreux cantons, ces deux domaines ne relèvent pas du même département. Quoi qu’il en soit, les contours de cette révision nécessaire devront être précisés ces prochaines années. S’agira-t-il d’une révision totale de la CIIS actuelle ou faudra-t-il séparer les domaines ? La CIIS continuera-t-elle d’exister pour le domaine stationnaire et trouverons-nous un autre instrument spécifique pour les prestations ambulatoires ?
Ne pourrait-on pas tout simplement révoquer la CIIS ?
Non, nous ne pouvons pas tirer un trait sur la CIIS. En effet, les enjeux financiers sont importants. On parle d’un demi-milliard à un milliard par année uniquement pour le domaine des adultes...
Après avoir constaté que la CIIS n’était pas adaptée pour le domaine ambulatoire, la CDAS a publié des recommandations visant à régler et à coordonner les prestations ambulatoires...
La CIIS n’est effectivement pas adaptée pour le domaine ambulatoire pour une autre raison aussi : il aurait fallu des années pour que tous les cantons approuvent les modifications du concordat ; nous en avons fait l’expérience lors de la dernière révision partielle. Il existe actuellement une forte dynamique dans le domaine des prestations ambulatoires : les cantons cherchent à élargir leur palette d’offre et à adapter leurs outils de pilotage, et la vitesse joue un rôle important. Les recommandations ont pris beaucoup moins de temps qu’une révision.
Qu’apportent ces recommandations ?
La première partie des recommandations est très importante car elle décrit en quoi devrait consister une bonne prise en charge dans le domaine ambulatoire : il s’agit, en quelque sorte, d’une vision de la CDAS détaillant la façon dont les cantons devraient concevoir la prise en charge ambulatoire. Il en va de même pour l’évaluation des besoins. Un compromis a bien sûr été nécessaire. Certaines voix plaidaient pour l’indépendance totale de l’évaluation des besoins par rapport à l’autorité ordonnant les mesures et aux fournisseurs de prestations. Néanmoins, de nombreux cantons n’en sont pas encore à ce stade, raison pour laquelle nous avons opté pour une formulation plus ouverte. C’était le plus petit dénominateur commun.
Reconnaissez-vous toutefois un nouvel esprit, une nouvelle philosophie, dans ces recommandations ?
Tout à fait. J’irais même encore plus loin, il s’agit d’un cap à suivre.
Avec ces recommandations, les cantons ont, dans un premier temps, la possibilité d’introduire un délai de carence afin de se protéger. Trouvez-vous que c’est une bonne chose ?
Les cantons qui considèrent leur offre comme très attrayante craignent une sorte d’effet aspirant : ils veulent éviter que des personnes ne changent de domicile pour bénéficier d’une bonne offre dans ledit canton. Cependant, nous ignorons aujourd’hui l’importance de cet appel d’air. Nous allons maintenant bien observer l’évolution de la situation et, s’il s’avère que le problème a été surestimé, j’espère que nous renoncerons au délai de carence. Dans le canton d’Argovie, nous n’avons actuellement pas de délai de carence, même si nous disposons d’une base légale pour l’introduire. Nous préférons attendre et voir comment les choses évoluent.
Les recommandations ne sont pas contraignantes juridiquement ; pourquoi êtes-vous persuadé qu’elles seront quand même appliquées ?
J’ai l’impression que de nombreux cantons ont besoin d’une boussole. Les recommandations constituent une référence importante puisqu’elles ont été décidées par la CDAS ! Chaque canton peut ainsi mieux défendre les mesures envers les responsables politiques.
Existe-t-il des obstacles de facto ? Les personnes en situation de handicap trouvent-elles des logements accessibles et abordables ?
Effectivement, la pénurie de logements dans les villes et les agglomérations représente un problème en particulier pour ces personnes. Même si toutes ne présentent pas un handicap physique et n’ont pas forcément besoin d’un logement spécifiquement accessible, cela reste un obstacle, c’est indéniable. Pourtant, à mon avis, le principal obstacle, ce sont les barrières dans la tête. Nous vivons encore dans un monde qui est fortement influencé par une conception paternaliste de l’encouragement et de l’assistance, si bien que les personnes sans handicap pensent connaître les besoins des personnes handicapées et la façon dont elles entendent mener leur vie. Or, il faudra bien une ou deux générations pour changer de paradigme. Il faut dire aussi que de nombreuses personnes en situation de handicap doivent d’abord acquérir les compétences nécessaires pour pouvoir vivre de manière autonome.